Résidences muséales – Automne 2020

Facile de se faire un film : la basse énorme qui soulève la poussière pour s’en aller déchirer le ciel, tel un orage d’été en Louisiane. La chanson s’intitule « Le voyage avec toi est si beau » et, tout est dit sur quatre cordes : au 19e siècle, on aurait eu peu de chance de croiser Marc Aymon sur la terre ferme. Le garçon, probablement, aurait couru les mers sur un voilier de fortune, observé les étoiles depuis une plage de l’Ile de la Tortue, séduit les femmes et les hommes perdus, fait naufrage et trouvé sous le sable chaud des trésors à partager avec tous ceux qui savent rêver.

Au 21e siècle, le Marc Aymon préfère les guitares aux bateaux. C’est une chance pour nous. Dans un monde où les disques, jadis pourvoyeurs d’émotions fortes, ne ressemblent à rien d’autre qu’à de pauvres produits attendant de partir à la casse, Marc fabrique des collections de chansons humbles qui ont une âme.

Après deux albums enchanteurs (« L’Astronaute » en 2006, « Un Amandier en hiver » en 2009), l’intrépide songwriter nous revient avec un nouvel opus éponyme dont on sent battre le cœur à la première écoute. Son histoire est belle, folle aussi, comme ces aventures que hantent des héros à la peau tannée par l’air du large qu’on projette en technicolor sur l’écran de la mémoire chaque fois que l’ennui ou la grisaille mordent un peu trop fort. Elle démarre dans la douceur d’un jardin aux essences rares dans lequel l’artiste achève la tournée relative à « Un amandier en hiver ». Retrouver le doux cocon de son Valais natal pour y inventer la suite de ses pérégrinations mélodiques est une possibilité qui n’a rien d’excitant pour quelqu’un qui a dans les gènes le goût des autres et l’envie d’explorer de nouveaux territoires. C’est décidé, le Nouveau Monde, cette Amérique ayant vu naître ce fleuve sonique qui nous charrie, sera le théâtre d’un chapitre inédit de sa jeune vie.

Marc s’embarque pour un de ces voyages que n’aurait pas renié Jack Kerouac ou Neil Cassady. Une épopée humaine nourrie d’amour et de soif de connaître, de comprendre ce monde pendant qu’il en est temps. Brave comme John Voigt dans « Midnight Cowboy », il s’embarque dans un périple sans fin en bus Greyhound, de New York à Frisco en passant par le Vieux Sud, berceau de la musique infernale (celle du Diable selon Mr. Robert Johnson) qui nous rassemble et nous garde des ténèbres. Chaque jour, Marc et sa guitare vont croiser des personnages hauts en couleur, chasseurs d’alligators texans ou vieux hippies rêvant toujours au moment ou la communauté Hog Farm prendra le pouvoir. Des gens qui souvent ont peu mais lui donnent tout, des êtres qui rallument sans cesse sa flamme lorsqu’un trop-plein d’inconnu, parfois, menace de l’éteindre. C’est son histoire, forte et belle, emplie de détails qui, s’ils ont laissé leur trace sur chaque note de l’album, le regardent plus que nous.

À l’exception peut-être de ce passage à Nashville, instant de la découverte de l’Ocean Way, studio bâti dans un ancienne église par lequel Emmylou Harris, Sheryl Crow, Robert Plant, Jack White, Beck, Elvis Costello et tant d’autres figures phares du rock, du folk et de country ont gagné un peu de leur éternité. Le budget de Marc, on s’en doute, lui permet tout juste de s’offrir un tee-shirt de Johnny Cash (icône dont il a visité un peu plus tôt la maison natale en Arkansas). Un détail qui ne l’empêche pas d’aborder le propriétaire des lieux, lequel, séduit par une simple chanson jouée à la guitare, décide de l’aider à réaliser son rêve.

À la fin mars de l’année suivante, Marc, entouré de ses amis guitaristes et réalisateurs Sacha Ruffieux et Frédéric Jaillard, retrouve à Nashville une bande de légendes vivantes qui ont laissé leur trace dans l’histoire de la musique nord-américaine. Pour quelques dollars, parce que surtout ils ont senti vibrer l’âme du chanteur baroudeur, le batteur Chad Cromwell (Neil Young, Joan Baez), le joueur de steel Dan Dugmore (Joan Baez, Emmylou Harris), le bassiste Michael Rhodes (Johnny Cash, JJ. Cale, Buddy Guy) et le pianiste John Hobbs (Eric Clapton, BB King) vont « s’ouvrir les doigts » sur leur instrument et donner bien plus qu’une banale prestation. Sur la route du retour, Captain Luke et d’autres invités surprise feront de même.

Aujourd’hui, le résultat, onze titres tendres, sauvages, orageux, libres, embrasent l’automne à la manière d’un mémorable été indien. Furieusement rock, assurément blues, « Marc Aymon » est le pas de géant d’un doux rêveur qui nous fait l’honneur de partager ses visions avec nous. Sa route est désormais la nôtre. Sacré cadeau en vérité.

Jean-Philippe Bernard, septembre 2012.